Chaussure à son pied

Posted by on décembre 14, 2013 in Articles et chroniques | Commentaires fermés sur Chaussure à son pied

Chaussure à son piedQuatre mots pour définir la quête de l’humanité. Sciemment ou inconsciemment chacun d’entre nous espère trouver ce qui lui convient et c’est bien naturel, nous avons tous une inclinaison spontanée à nous occuper au mieux de nous-mêmes qu’il s’agisse de notre espace corporel, matériel, social, psychologique, affectif ou « spirituel ». Pour la plupart nous sommes heureux quand nous avons ce que nous voulons, le désir est notre moteur. Nous sommes fait d’envies et de répulsions, d’accords et de désaccords, autant de jeux dans lesquels se déploie l’énergie, la nôtre et celle du monde. Quelques fois le contentement de ce qui est, de ce qui arrive, supplante cette vaste dualité dans laquelle nous jouons notre partition humaine. Dans ces instants magiques la vie paraît simple.

Nous vivons dans une fresque inouïe de diversités et de possibilités dans laquelle s’entremêlent nos aspirations et les influences du moment. Nous sommes un patchwork de nous-mêmes et des autres, libres et sous influence simultanément. Tout cela est l’ordre naturel des choses dans lequel notre discrimination est mise à contribution pour trouver « chaussure à son pied ». Il n’y a pas de recette magique pour le bonheur tant que l’on n’a pas compris et trouvé qui l’on est. C’est notre conditionnement et notre liberté aussi.

Le yoga n’échappe bien sûr pas à la règle, ses mille propositions différentes (ce chiffre est symbolique) sont faites de méthodes codifiées ou non, traditionnelles ou contemporaines, qui correspondent aux diversités humaines. Comme dans la vie de tous les jours ces propositions sont assez nombreuses et variées pour que chacun trouve chaussure à son pied. Cette pluralité est notre impasse ou notre liberté selon que le chemin emprunté est celui qui nous convient ou pas, selon que la méthode correspond à nos capacités ou pas, selon que la voie suivie est authentique ou pas.

Finalement... je vais faire du rafting sur le GangeOn pourrait dire que cette diversité ne permet pas de s’y retrouver, que le choix est flou, qu’on n’a aucune sécurité sur la qualité de l’enseignement qu’on va trouver quand on pousse la porte d’une école de yoga, qu’on peut avoir à faire à un guru farfelu ou à un incapable, qu’il est plus sûr d’aller dans une école qu’on nous a recommandé ou qui a une bonne notoriété, etc. etc.… C’est vrai mais dire cela ne signifie-t-il pas que nous ne nous connaissons pas assez pour savoir ce qui nous convient et nous faire confiance. Cela ne signifie-t-il pas que nous avons peur de nous laisser embarquer dans n’importe quoi et que nous refusons en fin de compte l’expérience et le droit ou le risque à l’erreur qu’elle comporte? Quelque soit les parties de notre vie l’erreur est-elle toujours un acte négatif ? N’a-t-elle que des conséquences négatives ? Peut-on progresser sans se tromper ?

Réfléchissez, à force de savoir ce que vous ne voulez pas, de réaliser ce que vous n’êtes pas, si votre vision du monde et de vous même est positive, joyeuse, il y a fort à parier que vous allez vous rapprocher de votre véritable identité et non de celle de vos atavismes, de vos influences, des conditionnements de l’air du temps.

« Neti, neti » comme disent avec bonheur les textes anciens, ni ceci ni cela, je ne suis ni ceci ni cela. Savoir ce que l’on n’est pas nous conduit progressivement, par dépouillement, à la connaissance de ce que l’on est. Si notre intuition n’est pas assez forte pour savoir qui l’on est il faut bien passer par les expériences qui nous montrent qui l’on n’est pas. On ne peut se connaître sans se déplumer de nos illusions ou de nos croyances, c’est la clé pour entrer dans notre monde intérieur et solitaire. Chercher et trouver c’est notre espace liberté, croire et adhérer c’est notre espace clôturé.

Pour le yoga c’est pareil. N’allez pas forcément où on vous dit d’aller, essayez plein de cours et faites vous vous-mêmes votre propre opinion.

Bien que les façons de faire soient différentes, même très différentes parfois, les méthodes traditionnelles du yoga ont en commun le même but.

Dans un premier temps c’est l’unité du corps, de l’énergie et de l’esprit pour atteindre un état de santé, de bonheur,yoga d’harmonie et de paix vis-à-vis de soi ou des autres. C’est une tentative permanente de sortir de la dualité et de la souffrance qui maintient chacun d’entre nous dans l’ignorance de sa profonde nature et dans une insatiable pulsion de consommation, d’activisme et de quêtes extérieures.

Dans un deuxième temps le but devient tout autre. C’est l’éveil, par le pouvoir de l’énergie, du divin qui dort au cœur de nous-mêmes. Ceci concerne une minorité de personnes. Dans cette deuxième partie le sentier qui permet de continuer paraît trop étroit, il ne donne même pas envie de le prendre car le prix à payer en remises en causes, en efforts et en abandons de l’effort, en lâcher prises vertigineux et en pertes puis détachements de ce que l’on croit posséder au niveau matériel mais surtout aux niveaux conditionnements et affectifs paraît trop fort. On aime le goût de la spiritualité mais on n’a pas envie de se faire tout petit pour emprunter le sentier.

Il n’y a rien de paradoxal dans tout cela ni d’antinomique. La graduation du chemin général est vaste. Au début de la pratique du yoga ce chemin est large, un peu fourre-tout, chacun y vient avec ses valises, y trouve ce qu’il a envie d’y trouver. Au fur et à mesure les bords se rapprochent et pour continuer à avancer il faut bien se débarrasser progressivement de ses valises, se faire aussi fin que le chemin. Il n’y a rien d’original ici, c’est le propre de l’apprentissage de n’importe quel art.

Chacun a le choix de rester dans ce chemin à l’endroit qui lui convient, la plupart aime bien le début car c’est large, peu contraignant et déjà plein de bénéfices.

Traditionnellement le début du chemin est l’espace où l’on se prépare pour « l’ascension ». C’est donc la phase du yoga où l’on va fortifier sa santé voire la retrouver, dynamiser son énergie et l’ensemble des fonctionnements corporels, apprendre le recul et commencer à sentir qu’il est possible de trouver une unité en soi, l’unité des différentes parts de nous-mêmes, le corps, le souffle, l’énergie et la pensée. Si chacun n’y trouve « que » cela c’est déjà un beau cadeau.

Il n’est pas exact de dire que ce premier niveau du yoga n’est pas un objectif ou un but, cela dépend de chacun, même si la finalité est toute autre, à chacun sa route et la longueur de sa route.

 L'anti stressSelon la forme de yoga la méthode sera « juste » un travail sur le corps, le confort, la santé, l’anti-stress. C’est la majorité des propositions que l’on trouve en Europe ou aux Etats-Unis. Ce type de yoga est à la mode et il a le mérite d’avoir donné une image positive du yoga dans le public et dans les médias. C’est une sorte de yoga pour tout le monde, bénéfique pour tout le monde. Tout ceci n’est finalement pas très différent de ce qui se passe en Inde. C’est la partie visible de l’immense iceberg qu’est le yoga sous toutes ses formes. C’est le début du chemin que nous évoquions à l’instant. Notez bien que ce n’est pas une impasse mais vraiment le début du chemin, ça respecte la liberté de chacun de planter sa tente où ça lui convient donc de ne pas aller plus loin mais aussi de continuer si le désir et la curiosité sont assez forts.

Partant de là toutes les formes de yoga se valent pour autant qu’il y ait au moins une petite portion de ce qu’est le yoga traditionnel.

Définir les contenus de ce qu’est le yoga dit « traditionnel » n’est pas difficile, il suffit de se rapporter aux textes classiques qui le codifient et en expliquent la méthode comme les contenus. Ces textes sont reconnus comme étant des textes tantriques. L’aspect le plus répandu de ce yoga dans les écoles de yoga Occidentale est le hatha-yoga et ses dérivés. On trouvera dans ces textes le suc, la substance de ce yoga. Notons pour mémoire quelques uns d’entre eux *:

Hatha-yoga-Pradipika.

Shiva-samhitâ.

Goraksha-paddhati.

Gheranda-samhitâ.

Satcakranirupana.

Yoga tattva upanishad

Yogakundalinî upanishad

Etc .

Bénares81A la lecture de ces textes apparaît un tronc commun dans les techniques et les façons de faire. Tous ces textes décrivent les asana (les postures), les prânâyâma (les respirations), les mudra (les gestes), les bandha (les contractions), les mantra (les sons), les yantra (les figures géométriques), les drishsti (les techniques oculaires), les visualisations et concentrations sur la structure énergétique des nâdî et des chakra, les bindu (les points), les âdhâra (les lieux de force), les prânavayu (les différentes énergies), le pratyharara (l’intériorisation), le dharana (la concentration), le dhyana (la méditation) et le yoganidrâ (la pratique du sommeil conscient). Toutes ces techniques forment le hatha-yoga, un ensemble indissociable.

Dans l’énoncé de la méthode ils précisent (ces textes) que les techniques doivent se conjuguer entre elles et non se faire les unes après les autres indépendamment. Ainsi on trouvera dans la posture : du prânâyâma, des mudra, des bandha, des visualisations des cakra, des mantra, etc. Une posture ne concerne pas que le corps, elle concerne également le souffle, l’énergie et la pensée, nous retrouvons l’unité dont nous parlions tout à l’heure. Il en va de même pour le prânâyâma qui ne se fait pas sans une posture, des mudra, des bandha, des mantra et des visualisations adéquates. Et ainsi de suite. Il faut noter aussi que selon ces textes la posture n’est pas l’élément le plus important du yoga et encore moins, à fortiori, le seul.

Voilà donc le socle minimum du hatha-yoga traditionnel. Bien sûr l’apprentissage se fait progressivement et avec des adaptations selon les niveaux. Pour autant nous devons trouver dans un cours de yoga « sérieux » quelques traces de ce socle.

Aujourd’hui le yoga évolue, de nouvelles formes apparaissent, tout cela est normal d’une part car une tradition qui n’évolue pas est destinée à disparaitre - et le yoga tout au long de son histoire n’a cessé d’évoluer - et d’autre part parce que l’on peut considérer qu’il y a autant de formes de yoga que de maîtres ou d’écoles. Mais si la forme change le fond doit rester relié aux sources et doit y puiser son inspiration. En d’autres termes les nouvelles formes de yoga devraient s’inscrire dans la continuité de la tradition et ne pas être des évolutions fantaisistes.

Ce qu’il y a de sûr c’est qu’il n’y a pas de formule miracle, pas de méthodes, d’écoles ou d’enseignants supérieurs aux autres.

On peut rajouter que cette multiplicité de formes et d’écoles de yoga a également un avantage majeur, celui du changement. De la même façon que nos pieds changent et que nos chaussures s’usent nous devons adapter notre pratique du yoga à notre évolution. Un cours peut être satisfaisant pour nous durant un, deux ou trois ans et puis ne plus rien nous apporter pour notre progression. Il faut alors se remettre en quête d’une autre proposition plus riche et plus adaptée au niveau que l’on a atteint. Ce n’est bien sûr pas un dénie du professeur que l’on va quitter ni de son enseignement et de tout ce qu’il nous a appris, c’est simplement le jeu naturel de l’évolution. D’ailleurs il y a fort à parier que si le professeur se rend compte que l’on est en train de stagner dans son cours il conseillera spontanément d’aller voir ailleurs, comme cela se fait dans les enseignements traditionnels, quand le maître sent qu’il ne peut plus rien apporter à son élève il lui demande de choisir un autre maître. Tout au moins faut-il l’espérer…

Ce tableau ne rend pas les choses beaucoup plus faciles pour s’y retrouver, de plus il n’est qu’un point de vue, ce qui nous ramène à la problématique du départ, celle de l’essai et de la possibilité d’erreur mais surtout à l’inévitable recherche personnelle - pour ne pas dire tâtonnement - et de la confiance en soi pour trouver « chaussure à son pied ».

Christian Tikhomiroff

* : Nous ne citons pas volontairement les Yoga-sutra de patanjali qui ne codifient pas le hatha-yoga mais uniquement le raja-yoga et qui ne sont pas tantrique, même si beaucoup d’écoles et d’enseignants en France s’en réclament.