JOYAU DES TANTRA. Jean Papin

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Jean PAPIN

© Editions DERVY, 2000

Publication des extraits avec l’aimable autorisation des éditions DERVY

 

 

Joyau des Tantra  Page 35

 La science parviendra peut être à avancer des preuves décisives et mathématiques,  mais il est probable que son exploration ne dépassera jamais l’instant zéro, car au-delà l’observation instrumentale devient impossible. Dès lors nous entrons dans la subtilité du potentiel énergétique puis dans la Toute-conscience, rendue inaccessible par absence de trace matérielle, donc de tout rayonnement fossile. Ce domaine de la Conscience pure et vibrante n’est plus celui de la science mais celui des siddha, des êtres accomplis qui ont appréhendé la Totalité et s’y sont immergés, de telle sorte que « L’univers est l’expansion de la propre énergie du yogin ». ‘Siva sûtra,III,30)

 

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Nous constatons que nous obtenons la connaissance de la causalité (vers le passé) grâce à nos facultés cognitives et la connaissance ou, tout au moins, l’espérance de la finalité (vers le futur) par la volonté. Ce qui mène à dire que le temps ne doit pas être pensé en termes d’éternité mais en termes d’extension ou de prolifération de l’acte (extension pour le temps chronologique, prolifération pour le temps psychologique). La cause efficiente dans le passé et la cause finale dans l’avenir obtiennent ainsi strictement le même statut, car futur et passé ont alors une existence identique. Dans le monde empirique du « chaos organisé », l’irréversibilité du temps apparaît comme un fait. Si notre information est incomplète (et, à ce niveau il est peu probable qu’elle ne le soit pas) il s’agit seulement d’une illusion d’irréversibilité dont nous ne pouvons nous défaire.

Dans la sphère psycho-mentale ou dans le contexte qui n’implique plus l’entropie, mais un étirement de l’acte, la réversibilité devient un état de droit.

Les yogin sont passés maîtres dans l’art de parcourir le temps, parce qu’ils savent précisément se situer dans l’instant présent, dans un temps particulier où le passé et le futur sont abolis et à partir duquel tout est possible ; la seule efficience véritable étant l’instantanéité.

 

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En marche vers la flèche du temps, le karman est bien une poussée vers le futur. Donc une vérité dynamique plus qu’une loi. C’est le devenir lui-même, ou plutôt, comment devenir ; et surtout, comment devenir meilleur (comme si le meilleur était ce que l’on croit !). Hantise humaine dans un monde où tout se complique et se corrompt, où l’individu se trouve en constant déséquilibre, tiraillé entre ce qu’il fait et ce qu’il devrait faire, entre ce qu’il a envie de faire et ce que les codes établis lui prescrivent de faire !

 

L’extrême servitude qui condamne l’homme à errer dans la confusion et à s’user dans la distraction de l’objectivité sécuritaire se transforme parfois en stimulant providentiel. Si elle le pousse plus volontiers à devenir quelque chose ou quelqu’un et à dilater son ego, elle peut aussi lui suggérer l’intérêt de s’en délivrer et l’urgence de la quête intérieure. Mais, en général, les deux impulsions s’entremêlent et la première remporte la victoire, car le laisser-aller s’avère plus commode que le lâcher- prise. Il en découle un réveil du conflit entre le personnage et la Personne (purusa), entre l’ego et le vrai Moi (aham), entre « je suis » et ce que je pense qu’il « faudrait devenir ». Le conflit nous fourvoie bientôt dans la morale et, en guise de soulagement, nous assistons à un renouveau du karman, parce que subsiste le désir, qui est toujours le désir de faire, même quand celui-ci se veut désir de ne pas faire.

 

La marque distinctive du karman est donc l’activité. Elle-même s’étire dans le temps sous forme de trois propriété de la prakriti que l’on pourrait appeler « constantes » et qui déterminent les différents stades de développements physiques et mentaux, selon leur déséquilibre et leur dosage….. On les nomme guna. (sattva, rajas, tamas)

 

L’activité se caractérise par l’agitation et la dispersion. Liée à l’expansion, elle l’est aussi au désir et à l’intention. Son devenir est l’extériorité en actes égocentriques…..

Si on ne saisit pas du dedans le centre vide du Moi où le temps s’abolit, nos actions n’ont aucune gratuité. Pas la moindre perfection. On n’agit pas, on réagit avec humeur. Et on confond humeur et spontanéité. Tous nos actes deviennent des réactions. Et ces réactions déterminent désormais l’activité, sont la cause du trouble et de la confusion et entraînent l’oubli de la Conscience ou, comme le disent les maîtres de l’école spanda « la perte de la saveur de la suprême vibration ».

 

La solution, si solution il y a, c’est avant tout d’arrêter le soliloque intérieur, le discours sans cesse recommencé qui nous interdit d’être disponible et de pénétrer dans la faille de silence et d’immobilité présente entre toutes les séquences du « faire ». Cela nous offrira la possibilité de l’acte parfait, si bref et insignifiant soit-il. Le seul capable d’épuiser le karman, de lui ôter sa consistance, parce qu’il est un geste spontané, écho de l’impulsion première et non la conséquence d’une intention quelconque.

 

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Grâce à son sens pratique et n’étant pas foncièrement moraliste, le tantrisme du Cachemire ne s’intéresse guère au karman et à la transmigration. Il admet sans réticence les fondements généraux de la théorie, mais ne modifie pas, pour autant, sa conception originale à propos des notions essentielles entrant en jeu avec celle-ci, c’est-à-dire le Soi, le Moi, la Conscience, l’enveloppe subtile, l’individu . Il ne se complaît pas non plus outre mesure dans la considération stérile des fautes et des mérites qui, de toute évidence, ne peut nous délivrer de la torpeur et de l’ignorance. Son intérêt pour la vie et le mouvement l’emporte sur la spéculation et la morale. Mais cet intérêt particulier ne doit jamais être confondu avec une fascination pour le monde du devenir, le samsara.

Exalter le dynamisme de la vie est autre chose que de tomber dans le piège de ses liens. A la différence de l’être incarné ordinaire, le pasu qui se laisse entraîner par la roue du samsara, l’adepte tantrique tente de rebrousser chemin en faisant tourner la « roue des énergies ». Son projet est d’éliminer l’effet pervers et dualisant des opérations mentales alternant d’un pôle à l’autre (vikalpa), car « tous les vikalpa constituent le samsara. Aucun autre lien ».

Ce qui ne cesse de l’émerveiller dans la vie c’est l’ébranlement de la Conscience que provoque la saisie de l’instant présent et non le monde empirique, puisque « ce qui est ici est bien là et ce qui n’est pas ici est nulle part ».

Une conscience émaillée des tourments de l’attachement, de l’ignorance, de la vanité, de la haine et de l’inclination personnelle, tel est le samsara. En être délivré est ce qu’on nomme « fin du devenir ». (moksa dharma). Et, en être délivré n’est point en sortir. Car on ne sort de rien, jamais. C’est lever le voile de l’ignorance, dessiller les yeux, se délivrer d’un mythe que nos habitudes mentales élevaient au rang d’unique réalité.

 

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Si l’on arrive à saisir, tant bien que mal, la façon dont s’accomplit la transmigration grâce au concept du karman, il est beaucoup plus malaisé de savoir qui transmigre. Cela dépend autant de la valeur des croyances que de la valeur accordée au mental et au temps psychologique.

En ce qui concerne les croyances, nous devrions convenir de l’incertain de la foi qui se substitue si bien à l’expérience radicale et irrécusable que nous ne sommes guère aptes à accepter, et encore moins à provoquer……

 

Deux points ne soulèvent pourtant aucune contestation :

1) Il n’existe pas de continuité historique ou juridique du personnage, parce que l’Energie est libre et les agrégats subtils sont fluides ; n’ayant plus le support d’un corps physique après la mort, ils finissent, à la longue, par se dissoudre. Celui qui accomplit l’acte maintenant et celui qui en recueille le fruit dans une autre existence n’est pas la même personne. Sa biographie ne l’accompagne pas. C’est un individu nouveau et autonome qui hérite des bribes d’action semées par ses prédécesseurs. Cette conclusion, fidèle à la tradition hindoue, s’écarte considérablement de l’opinion commune et des croyances populaires divagantes.

En réalité, la seule pseudo-continuité est celle de la répétition ou de l’enchaînement des actes qui, en laissant des traces répétées, orientent les schémas formels, ceux de l’espèces ou du type d’individu par exemple.

 

2) Un parfait accord (c’est à peu près le seul !) relie brahmanisme, ou plus généralement, hindouisme et bouddhisme en ce qui concerne la cause de la transmigration, c’est-à-dire l’empreinte des actes, et la nécessité de s’en délivrer par le renoncement et tous les moyens possibles d’ascèse, classiques ou non.

Finalement, seul compte le dégagement de l’emprise du devenir, seul compte le temps aboli et seul importe le fait d’en avoir conscience ; d’en être le témoin…

 

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Il y aura d’autres vies mais ce ne seront pas les nôtres. Notre histoire personnelle aura disparu. Toutefois, si nous avions su l‘effacer de notre vivant, nous n’en parlerions déjà plus. Elle n’aurait pas été. Dans le cas contraire, le réveil dans la naissance renouvelée ne sera accompagné d’aucune véritable mémoire. Le souvenir de nos vies antérieures n’est qu’un leurre psychique et ceux qui prétendent nous le faire retrouver sont des escrocs. Il ne s’agissait pas de nous ! Les impressions de déjà-vécu ne prouvent rien ; ce sont, en effets, des lambeaux de mémoires recueillis dans le fond commun et réintégrés à notre histoire actuelle.

D’autre part, n’est-il pas dérisoire et symptomatique de constater que ceux qui affirment avoir eu la révélation de leur antériorité prétendent presque toujours avoir été des dignitaires éminents dans la société de l’époque où ils vivaient ? Ils étaient grand prêtre en Egypte, chevalier, lama au Tibet, artiste célèbre, ministre d’un roi ou grand mamamouchi. Jamais roturier, voleur, usurier, gueux, clochard ou violeur de petites filles.

Tout ce qui existe et meurt devient « autre ». L’univers de la dualité reste celui de la métamorphose dévorante. Cependant le Moi demeure, hors du temps, hors du samsara, et aussi dedans. Impersonnelle, la Conscience demeure. Mais on ne le sait pas. Il ne s’agit pas de permanence ou d’impermanence, mais de « ce qui est ». Quand on le sait, où sont les questions ?

 

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Pour tenter une clarification, penchons-nous rapidement sur les notions indiennes de jiva, jivatman, purusa, atman, et aham . elles ne forment qu’un seul concept. Les termes deviennent interchangeables en fonction de leur position par rapport au Manifesté ou au Non-manifesté.

Le jiva est l’individu, le vivant achevé, avec tous ses comportements rassemblés. Il constitue un ensemble intégré et compact dans lequel les trois corps s’interpénètrent. L’unité des éléments qui composent le jiva se présente comme un centre vide ; le moyeu vide et immobile d’une roue qui tourne. Mais nous ne devrons u voir qu’une analogie sommaire, car le centre est omniprésent. Etant immatériel, il n’est pas situé mais partout simultanément ou nulle part (ce qui est la même chose puisqu’il s’agit d’une unité et non d’une somme).

Notre raisonnement défaillant ne possède pas toujours l’aptitude à saisir ce paradoxe, pas plus que la notion déroutante d’un univers fermé mais sans bords….

Ce noyau de vide non circonscrit autour duquel rayonnent les énergies du corps subtil s’appelle le jivatman. On pourrait le définir comme « la persistance de la sensation individuelle d’être » ou le « je suis ».

 

Lorsqu’on obtient la perception intérieure de « je suis », c’est-à-dire du Moi en tant que sujet conscient ou de l’atman dans le jiva, on connaît ce jivatman. Si cette perception peu ordinaire s’intensifie au point de demeurer présente en permanence, elle transcende les états de veille, de rêve et de sommeil profond ; c’est l’établissement dans le quatrième état inconditionné, turiyavastha. Quand cette perception devient à la fois transcendante et immanente aux trois états et au mouvement du monde, c’est turiyatita, « celui au-dessus du quatrième », ou immersion totale dans la pure Conscience. La cohérence s’y maintient au-delà de la mort qui devient une banale anecdote. Les éléments subtils personnels sont effacés, le karman est effacé, la ronde du samsara est effacée. Dualité ou non-dualité ne signifient plus rien. Il n’y a pas d’alternative.

Le jivatman n’est autre que l’atman reconnu par l’expérience dans le jiva. C’est un purusa, le principe de la Conscience impersonnelle présente en chaque vivant, en chaque jiva, l’Homme essentiel.

On compare souvent le corps physique à un pot de terre maintenu dans sa forme par la cohésion des énergies subtiles. L’atman est son vide conscient intérieur, identifié comme vrai Moi dans le temps-aboli, le « je suis »(aham). Lorsque les énergies vitales se dispersent et quittent le pot, celui-ci se dissout et retourne aux éléments généraux. Où est alors l’atman ? Le vide intérieur et le vide extérieur sont confondus. Plus exactement, il n’y a ni intérieur, ni extérieur, ni expérience. Il y a ce que les upanisads appellent brahman (avec son pouvoir inhérent de développer ou non les apparences – maya), ce que les tantriques nomment Siva (avec toute son énergie virtuelle ou actualisée – sakti). Cette Toute-conscience est une vibration acausale, aham, l’ineffable « je suis ».