LA VIE DANS LA VIE. Lizelle Reymond

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Pratique de la philosophie du sâmkhya d’après l’enseignement de SHRÎ ANIRVÂN

Par Lizelle Reymond

© Editions Albin Michel S.A, 1984

 

Rencontre avec moi-même

 

La vie dans la vie 

 

 

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 « Essayer d’appeler détente le fait de transformer ce qui est rigide en quelque chose de souple, mais seulement si vous y ajoutez une notion d’expansion. »

 

 

 

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 « Quant à vous-même et à votre travail personnel, ne vous laissez gagner par aucune pression extérieure en vous souvenant de chant du bâül :

 « … ô obstiné, par ta cruelle impatience

 Par ton insistance sans pitié

Veux-tu vraiment, par le feu

Forcer les boutons à s’ouvrir

Et les fleurs à fleurir

Pour remplir l’air de leur parfum ?… »

 

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« Si vous marchez longtemps en portant un fardeau sur les épaules, la fatigue s’accumule, tandis que le même fardeau ne pèsera rien si vous le faites flotter le long d’une rivière. Est-ce que la vie n’est pas une rivière ? Mon travail en suit aussi le cours…Toute ma vie j’ai essayé de ne pas m’encombrer de choses lourdes et importantes. Mais comme il est difficile de vivre simplement, de ne pas amasser de choses ni de pensées ! Elles s’amoncellent d’elles-mêmes autour de vous et finissent par peser. Alors comme une anguille, il faut savoir se faufiler entre elles et s’échapper. Il ne faut pas se laisser prendre par elles… »

 

La vie de tous les jours

 

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« Il faut dans la vie savoir qu’on est le chat qui mange la souris et, en même temps, qu’on est aussi la souris qui est mangée par le chat, car la vie qui vient en nous, et qui est en nous, prend ces deux formes à la fois. Mais est-ce que je peux comprendre qui je suis, si je ne sais pas quelle est ma place dans l’univers ? Lorsque j’ai découvert cela, je vois que celui qui est mangé est le premier délivré, tandis que l’autre a un plus lourd karma à porter. Si j’accepte les responsabilités de la situation qui m’incombe, la lutte ou l’absence de lutte, dans un sens ou l’autre, devient la dignité secrète de mon être intérieur. »

 

Sâmkhya

 

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L’homme par nature, est inductif ; il marche à tâtons, il s’en va à l’aveuglette. La femme au contraire, par sa nature, est toute passivité active car sa fonction est de créer l’enfant. C’est d’elle que sont nés le mari et le père. Tout ce qui est manifestation : esprit, âme, matière, est venu d’elle. C’est en cela qu’elle est la « Mère divine », la base d’où partir pour monter lentement vers la source.

 

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Dans cette recherche (spirituelle), le chrétien ne s’aventure qu’avec difficulté car il lui faut considérer un « corps de péché » qui est un poids très lourd. Le chrétien place son point d’appui en avant de lui, en Dieu qui lui donne force et consolation. Il prie, invoque, et rend grâces. Il est un adorateur en face de son Seigneur. Les hindous dans leur immense majorité sont aussi des adorateurs.

L’adepte du sâmkhya place son point d’appui dans une attitude d’être, dans l’effort conscient de comprendre. Pour cela il utilise tout ce qu’il a découvert, tout ce qu’il a vécu ; son matériel consiste en événement de sa vie pour élargir son plan de conscience, pour harmoniser le microcosme qu’il est et pour trouver le rapport existant entre cet univers connu et l’univers inconnu qui l’entoure. S’il n’a ni prière ni demande, il a par contre une attitude d’ouverture. Il constate, il observe. Il recherche en lui même une sensation connue pour faire face à la loi parfaite et absolue qui se déroule, et dans laquelle il sait que c’est en rencontrant des obstacles que l’être intérieur fera un nouvel effort pour atteindre un niveau de conscience plus vaste. S’y tenir sera une affaire de vigilance attentive, un immense travail fait de détails qui s’ajouteront à d’autres détails, jusqu’à ce que les premiers aient été clairement perçus. Une telle vie est une prière vécue.

 

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Ayez la foi qui ébranle le monde. Ne dites jamais : « Peut-être… », mais d’emblée : « Oui ». Cela aide à découvrir les réactions de la conscience et à les observer, à faire son choix. Il ne faut pas que vous acceptiez l’esclavage de l’automatisme dans vos réactions. Coupez net. C’est possible. Refusez catégoriquement d’être l’esclave de vos réactions. Ayez un profond désir de les maîtriser.

Acceptez la nature primordiale telle qu’elle existe dans le temps, mais retirez-vous d’elle pour l’observer du plan du Purusha. Le plan du Purusha est celui de l’esprit. Cette démarche est du pur sâmkhya. Croyez en la possibilité de votre évolution même si votre développement est extrêmement lent.

 

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Chaque fois que le batelier utilise les rames – elles ne sont indispensables que lorsqu’on va contre le courant- il crée automatiquement une rupture dans le flot habituel du fleuve. Il en est de même dans le flot de la vie. Aller à contre courant consciemment crée un mouvement d’opposition qui se marquera d’une manière ou d’une autre.

Tout mouvement hâtivement engagé est de ce fait toujours faux. Il provient inconsciemment, soit d’une réaction personnelle de notre propre vie, soit de l’angoisse de l’inconnu, c’est –à-dire de la peur de la mort. Entre une action à entreprendre et la décision qui l’a précédée, il faut toujours laisser jouer le « principe de la vie » et par la suite laisser s’établir le rythme normal des mouvements de la prakriti qui étalera ses droits et créera suffisamment d’obstacles pour renforcer ou annuler la décision avant que l’action ne soit engagée.

 

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L’idée d’expansion doit être comprise correctement. Il ne peut pas y avoir d’expansion autrement que par amour. Dans l’amour, nous sortons de notre petit ego. Mais cet amour doit être impersonnel. Je puis vous en parler en utilisant l’image védique du soleil. Le soleil rayonne l’énergie et par cela même il illumine, il aime, il crée. Telle est l’essence de son expansion. Il n’est attaché à rien et pourtant il attire toute chose à lui dans son royaume de lumière. Expansion ne signifie pas faire quelque chose, cela signifie être et devenir. La capacité de faire découle spontanément de la capacité d’être.

 

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Les obligations sont comme les nuages noirs qui roulent dans le ciel. Quand ils sont suffisamment lourds, ils crèvent d’eux mêmes et disparaissent. Les obligations se défont d’elles-mêmes avec le temps.

Accepter toute chose est le secret, mais gardez-vous bien d’être attachée à quoi que ce soit !

 

Maîtres et disciples

 

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La responsabilité du gourou est immense ; il prend sur ses épaules le karma de tous ceux dont il se charge. Les disciples, de leur côté, sont heureux de le jeter sur les épaules du gourou. Y-a-t-il un maître qui soit assez grand pour souhaiter que sont disciple lui « monte sur les épaules » ? S’il ne pense pas : « Un jour, mon disciple doit être plus célèbre que moi… » On entre immédiatement dans une loi descendante. Du fait de l’emprise que le gourou a sur son disciple, il y a souvent quelque chose de morbide dans leur relation, comme dans une relation de père à fils où le fils serait tenu de rester fils sans jamais devenir un père.

Dans la discipline préliminaire du sâmkhya, le disciple, par rapport au gourou, est comparé à une graine enfoncée dans la terre. La graine est laissée à son propre développement au cœur de ce qui la nourrit, elle absorbe son gourou. Elle deviendra une plante forte qui portera feuillage, fleurs, fruits et graines. A ce moment-là, elle transcende son terrain. Elle-même est responsable de sa relation avec la grande Nature et avec la vie qu’elle contient. Sâmkhya, le gourou, est porté par elle.

 

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Aucun maître ne transmet l’ensemble de ce qu’il a reçu, mais seulement ce qu’il a assimilé. De ce fait, une fois le maître entré dans les lois connues de lui, il les manipule comme des formules chimiques pour n’en transmettre que des fragments à ceux qui sont autour de lui. D’autre part, aucun fragment de connaissance n’est jamais transmis avant que cette connaissance n’ait été perçue ou devinée par le disciple. Le maître n’est en somme qu’un intermédiaire indispensable entre les lois et ceux qui sont prêts à les découvrir.

 

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Un maître n’enseigne jamais que le dixième de ce qu’il sait. De la même manière l’air n’est que le dixième de l’éther, et l’eau que le dixième de l’air, etc. Il ne peut en être autrement. Le maître ne peut pas permettre une plus grande diminution de sa force ; ceci explique pourquoi la dégradation est si rapide entre le niveau du gourou et celui de la troisième génération de ses disciples. Une loi cosmique connue entre là en jeu.

…Que le gourou meure après avoir donné sa semence, ou après l’avoir laissée se résorber en lui-même, n’a en fait aucune importance, car le disciple qui a la nature d’un maître aura trouvé par lui-même la résonance juste du bîja de son gourou.

 

… Un disciple, à quelque degré qu’il se trouve, doit apprendre à ne pas parler de ce qu’il possède. Toute expérience spectaculaire et fugitive n’est que la vision du niveau qu’il tente d’atteindre. Y croire et en parler serait une pure illusion de l’ego. De ce fait, une période de silence après chaque expérience est une sage protection.

 

Pratiquement, la quiétude apparaît facilement comme un haut lieu à partir duquel aborder les problèmes de la vie, et la technique à suivre consiste à contrebalancer toute énergie positive par une énergie négative en s’appuyant sur le Vide. Alors, sans dévier, la conscience prend une direction dont elle ne s’écartera plus. Le long de son chemin, sa propre vigilance transforme les mouvements émotionnels qu’elle rencontre, au point qu’on peut parler de l’amortissement de tout choc par absence de résistance intérieure. Mais ce n’est pas une inactivité car la volonté est présente, elle joue dans le temps avec une claire vision de ce qu’est la réalité.

 

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Le « Grand Manou » (personnage que l’on considère comme le père de la race humaine) a enseigné trois règles importantes qu’il ne faut jamais oublier : « Ne parler que si on vous questionne. Si on vous questionne sans logique, ou si vous discernez chez autrui une intention pleine d’artifices, restez muet. Parmi les fous, taisez-vous ; jouez avec eux à leur niveau. »

 

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Quand on s’est consciemment engagé sur la voie de la recherche, on ne peut plus revenir en arrière. On est comme intoxiqué. Mais l’élan du départ est souvent ralenti par ce qu’on emporte avec soi de lourd et d’inutile.

La corneille de l’Avadhûta (texte du Bhâgavata-Purâna, VI e siècle) raconte : « Je volais avec un morceau de viande dans le bec. Vingt corneilles me poursuivaient en se querellant pour s’en emparer. Il fallait voler haut et les tromper. J’étais lasse. Tout à coup, j’ai lâché le morceau de viande et j’ai vu les vingt corneilles se précipiter dessus, descendre en vol plané avec de grands cris et se battre pour l’avoir. Alors j’ai secoué mes ailes. Comme il était bon de n’avoir rien à emporter… tout le ciel m’appartenait ! »

Toute discipline spirituelle est un travail de détail. Après une période d’efforts conscients, vient toujours la période de retrait temporaire, la « vie de caverne », pour atteindre à la maîtrise des mouvements désordonnés de la prakriti qui se défend et attaque sournoisement. On ne doit pas parler de sa force. Elle reste un secret.

Trois règles sont à suivre pendant cette période :

1. Etre humble pour désarmer ce qui résiste.

2. Tout accepter.

3. N’avoir aucune intimité avec quiconque.

Si ces trois règles sont respectées, le « son » de l’effort engagé restera pur.

 

Observation de soi

 

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Celui- là seul qui répond à l’attaque (de l’énergie cosmique de Shakti) rencontrera le moment venu un gourou, c’est-à-dire un guide, un protecteur ; mais ce dernier, tout en assurant la protection désirée, risque de devenir par la suite celui qui dirigera consciemment les chocs de Shakti sur son disciple.

Dans les Tantras, il est dit à ce sujet que la discipline spirituelle doit être suivie avec régularité, même si elle comporte des intervalles voulus. Dans tous les cas, de soudaines déviations sont inévitables pour créer des éléments de vie nouvelle. Ces chocs, venus de l’entourage, apportent toujours une stimulation. Celle-ci est d’autant plus grande si le choc est provoqué par le gourou lui-même.

Il n’est pas toujours possible de reconnaître d’où viennent les chocs, car ils ont fréquemment la même apparence et apportent la même souffrance. Et ce n’est que par la souffrance qu’on découvre la racine la plus profondément enfoncée qui a résisté au choc.

De par sa naissance dans telle ou telle caste, l’homme est esclave des hommes plus forts que lui, comme toute bête est soumise aux bêtes plus fortes qu’elle. Par les chocs successifs de Shakti, l’homme passera par des naissances intérieures successives et chaque fois, sur un autre plan, tout ce qu’il sait sera à réapprendre et à réévaluer. Les impressions (samskâras) se présenteront toujours dans la même succession, et selon la même récurrence, mais les densités seront différentes. De lourdes comme du plomb, elles deviendront peu à peu légères comme la matière floconneuse des nuages.

 

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L’expérience vécue est toujours soutenue par un vivant paradoxe :

« Si tu cherches Dieu, tu es sûr de ne pas le trouver… »

« Si tu cherches le pouvoir, tu ne l’auras jamais… »

Dieu préfère celui qui lutte contre Lui à celui qui est tiède. On ne peut développer en soi que ce qui est déjà dans notre propre destin (svadharma). ‘Si tu as un pouvoir en toi, tu peux le faire croître, absolument rien d’autre ? »

Un dicton populaire dit : « Si tu adores Dieu, il te ruinera, mais si après cela tu L’aime encore, il deviendra l’esclave de ton esclave…

 

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Dans toute discipline spirituelle, on avance d’abord avec la pensée, puis avec la parole. Le corps ne suis que très lentement. A ce moment-là seulement, on peut parler de soumission intégrale. Etablir une discipline qui engage toutes les fonctions du corps est long et difficile, parce que le corps est lourd et endormi (tamas). Dans la vie du monde, on utilise d’abord le corps. On l’éduque, on lui donne des habitudes de toutes sortes, jusqu’à ce qu’on soit satisfait de son comportement.

La plupart des gens ignorent tout des organes internes des sens (indriyas) . L’organe interne de la pensée n’a rien de commun avec la pensée habituelle tournée vers l’extérieur. Il n’est que très rarement utilisé. L’organe interne de la parole l’est encore plus rarement. Or, la vie intériorisée n’utilise que les organes internes des sens qui ont double fonction, celle de nous mettre en rapport avec la vie extérieure et aussi celle d’amener à soi une impression qui est conservée. Reconnaître la fonctionnement de ces organes internes (indriyas) implique un travail très délicat sur soi.

 

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Un souvenir pur n’est jamais une sensation, mais la jouissance avec laquelle on a touché un « point ». De là l’importance des choses pures : ce qui nous entoure, ce qu’on entend et voit, ce qu’on mange et respire. Les souvenirs purs seuls conduisent à l’éternelle mémoire dans laquelle les impressions de la vie (samskâras) s’effacent. On touche ici un état d’existentialisme spirituel profond qui est le « présent éternel ». Mais chaque fois qu’on en parle, on détruit quelque chose du pouvoir qui est en action, car au lieu de l’intérioriser on l’extériorise. C’est pourquoi le maître qui a accepté la tâche d’enseigner se sacrifie. Il agit selon une loi descendante

 

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Pour apprécier à sa juste valeur la vision d’infini de Shrî Râmakrishna enfant à la vue de grues blanches traversant le ciel ou la force d’extase qui a conduit Râmana Maharshi jusqu’au Vide, il faut avoir senti, très profondément en soi, la pression continue que peut exercer la société hindoue sur un être délicat, et l’envoûtement progressif provoqué par l ‘attitude de tout un groupe, famille et village, sans qu’il y ait aucune porte de sortie.

 

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Dans la méditation, le corps tout entier est utilisé pour découvrir une sensation d’expansion qui, pendant une longue période, est l’ultime but. Le travail sur le corps est délicat et se fait selon des données très précise car chaque mouvement, volontaire ou involontaire, cherche le calme, c’est-à-dire une sensation de conscience physique.

Le motif du premier stade à atteindre est la solidité parfaite du corps immobile. Pour y parvenir, toutes les pensées sont ramenées l’une après l’autre au corps, à sa forme, son poids, son équilibre, etc. Il n’y a plus d’autre pensée. Cet état est symbolisé par la matière « terre » au cœur de laquelle, dans sa lourdeur et son opacité, existe déjà pourtant une vibration.

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La stabilité du corps est un état en soi. C’est à cause de cela que, pour l’atteindre plus facilement, tant d’importance a été donnée à la nourriture et à l’hygiène du corps.

 

Le deuxième stade débute lorsque le corps dans sa solidité bien établie peut devenir la matrice de l’énergie en mouvement. Dur extérieurement, le corps devient intérieurement la pulsation même de la vie qui le remplit. Une intense vibration d’énergie palpite en lui. Cet état est symbolisé par la purification de l’élément eau, c’est-à-dire par le passage d’une densité plus lourde à une densité plus légère.

C’est alors la découverte que le corps des sensations nerveuses irradiantes et extrêmement fines est à l’intérieur du corps de chair. Ce n’est qu’en créant la forme solide de ce dernier que les canaux nerveux (nadis) peuvent se révéler avec toutes les sensations des courants de vie qui le traversent. Les védas en donnent l’image suivante : « …les flots d’un cours d’eau traversent un rocher. »

 

Le troisième stade marque le moment où tous les courants d’énergie nerveuse qui traversent le corps intérieur deviennent des courants de lumière, desquels émane peu à peu une sensation de feu, à tel point que la température du corps monte comme dans un accès de fièvre.

 

Ces trois stades : état de solidité du corps, état de la sensation des courant nerveux, état de la sensation des courants de lumière, sont la caractéristique de la méditation en profondeur. Jusqu’ici l’individualité est entièrement conservée, décrite en ces termes : »un parmi les autres »

 

Le quatrième stade est celui où l’individualité se perd. Cet état de sensation de feu qui consume le corps est un nouveau passage d’une densité plus lourde à une densité plus subtil. Le feu qui consume le corps intérieur consume en même temps tout sens de forme, à tel point que la sensation du non-forme devient irradiante. Cet état est symbolisé par la purification de l’élément air. L’habituelle impulsion de recourir à des formes disparaît. Il n’existe plus qu’un état de Vide qui est à la fois la sensation précise et globale du multiforme. Tout est clarté et calme.

 

La méditation est en fait un travail de laboratoire et une attaque dirigée contre la prakriti pour sortir de son esclavage.

Il y a différentes densités spirituelles grâce auxquelles « l’être intérieur » peut devenir fluide et découvrir ce qui est au dehors de la forme de son être habituel. Il peut ainsi entrer en contact avec les êtres qui appartiennent aux densités découvertes. Or toute émotion, quelle qu’elle soit, interrompt ce processus. L’émotion est toujours une identification qui empêche tout mouvement d’expansion en surface et tout mouvement d’intériorisation en profondeur, alors qu’un des aspects les plus subtils de la connaissance est le passage d’une densité à une autre.

 

EMOTIONS

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Une règle absolue du sâmkhya est de jamais parler des émotions. Etaler un chagrin n’est pas autre chose que de provoquer une extension de la prakriti au lieu de chercher un chemin vers une sensation plus fluide, c’est-à-dire d’aller volontairement vers une transformation possible de l’émotion.

Pratiquement, voici trois règles simultanées qui sont la base d’un état où l’émotion perd sa puissance destructrice :

1. Utiliser pour soi-même le moins de choses possibles, ce qui crée une liberté de surface.

2. N’avoir aucun espoir dans l’avenir, ce qui donne une consistance au présent et crée une liberté dans le temps.

3. Mourir consciemment chaque soir, ce qui signifie naissance à chaque réveil et liberté intérieure.

Dans l’objectivation de la vie, il y a deux positions fondamentales qui sont les suivantes :

1. Centrer sa conscience autour de l’axe de la Volonté supérieure. Cela engage une vigilance attentive de tout l’être, avec tous ses mouvements et toutes ses fonctions.

2. En face de la prakriti, prendre consciemment la position d’un enfant. Cette attitude fait fondre les obstacles. Même une tigresse s’adoucit devant son petit, qu’il soit fort ou faible, bon ou mauvais. Cet enfant que rien ne peut terrifier se renouvelle de lui-même par les impressions élémentaires : terre , eau, feu, éther, la beauté d’un visage, une intonation de voix, un regard profond, etc.

 

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La psychanalyse s’exerce sur le déploiement intensif des émotions. Elles sont étalées au grand jour dans le but de nettoyer le subconscient et sont ainsi revécues, ce qui signifie une amplification de chacune d’elles. Au lieu de n’appartenir qu’à la partie blessée de l’être, elles envahissent tout le champ de la prakriti comme les racines de l’ivraie qui se répandent dans un champ de blé.

 

Il y a plusieurs niveaux à passer avant de savoir minimiser l’émotion à sa base même pour la reconnaître, l’isoler et la dominer, afin de finalement pouvoir s’en débarrasser. Le stade inférieur est d’admettre une fois pour toutes qu’elle est le montant de la dette à payer, ce qui logiquement l’extirpe. C’est le processus d’éradication. Le deuxième stade est de concevoir que l’émotion est une soumission à une récurrence connue. Elle fait partie d’un automatisme qui se dévoile et n’a pas d’autre existence. Le troisième stade est celui où un « idéal vaporeux » est méthodiquement et volontairement mis à la place de la « forme lourde » qui oppresse.

 

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Le renoncement (vairâgya) comprend dans un sens très précis l’abandon volontaire des émotions, quelles qu’elles soient. Cette notion, soutenue par une longue tradition, va de pair avec la vie. C’est ce que Gurdjeff essaie de démontrer et de faire passer dans la tradition chrétienne où rien ne soutient cette tentative. Pour être capable de maîtriser une émotion, il faut d’abord l’évaluer et la ramener à ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire une distorsion d’une sensation non contrôlée et mal placée.

 

Quand les intestins sont dérangés, il faut suivre un régime serré. C’est par la privation ou l’abstention temporaire de certains aliments que les intestins guérissent, que le corps redevient vigoureux. On reprend force ; psychiquement on ramasse son pouvoir. Cette méthode est à l’inverse de la psychanalyse qui fouille dans l’ego. Le sâmkhya vous place dans la force cosmique et ne s’intéresse à l’ego que pour dire : « Pourquoi es-tu effrayé de ceci ou de cela ? ce sont tout simplement des mouvement de la prakriti, des aspects de la récurrence qui concerne les hommes, les animaux, et la nature dans son ensemble ». Il faut apprendre à vivre dans le mouvement même qui modèle et pétrit la prakriti sans prétendre lui échapper. Regarder la prakriti en partant du mouvement qui l’agite permet de ne pas être identifié avec sa propre nature. J’observe ce qu’elle est. En faisant cela, je sens le mouvement en moi, mais je ne m’arrête pas sur le fait que j’ai été créé de la même manière. Dans cette discipline, l’élément temps joue un grand rôle. De même la patience. Cette patience de la part du gourou est pur amour.

Dans aucune discipline spirituelle, il n’est question d’émotion car l’émotion en soi- même n’a pas de consistance. Elle n’est qu’un moment de la prakriti. Quand l’esprit est parfaitement calme, il est comparable à l’eau tranquille d’un lac de montagne. La première ride qui se forme sur l’eau est une émotion.

Qu’en advient-il ? Si le purusha laisse cette ride, si légère soit-elle, s’intensifier et devenir une vague, il sera lui-même englouti par elle. L’émotion aveugle est alors maîtresse de la situation sans avoir en fait aucune raison d’être.

Si cette émotion, alors qu ‘elle n’est qu’une ride sur l’eau, est volontairement intériorisée, peu à peu, à cause même de son manque de consistance, elle se désintégrera d’elle-même pour retourner d’où elle vient.

 

CONNAISSANCE

 

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La connaissance, même partielle, est constamment en contradiction avec les faits habituels de la vie journalière.

Ceux qui, même fragmentairement, en ont conscience, ne peuvent se mouvoir en ligne droite, car ils s’en vont de choc en choc au milieu des contradictions de la vie qui créent incessamment des réactions.

Or , derrière toute contradiction, il y a ce quelque chose d’irrésistible qui pousse à aller de l’avant et dont on ne peut s’approcher que par un total déploiement de soi, comme celui de la rivière qui, en période d’inondation, étend ses eaux sur les terres sans perdre de vue son lit. En tant que moine, je me suis querellé avec la prakriti. Les moines qui ont renoncé à penser sont devenus des machines dans la machine de la grande Nature. Kapila, qui nous a transmis le sâmkhya, a exprimé tout le danger qu’il y a dans la satisfaction de l’obéissance passive.

 

 

Vie-mort

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Au moment de la mort, tout ce qui est matière retourne à la matière : tout ce qui est énergie retourne à l’énergie primordiale. Seuls, les très rares êtres qui ont travaillé à ramener consciemment leurs différents « moi » autour de l’axe central et qui se sont dégagés de l’emprise de la prakriti, échappent à cette dispersion. Pour eux l’Existence réelle (sat) continue.

Celui qui est conscient de ce processus progresse lentement et sans « vouloir » quelconque, car l’unification autour de l’axe n’est pas le résultat d’efforts, mais est rendu possible par une « substance » nouvelle qui sourdra le moment venu. Cette substance est exactement connue, décrite de différentes manières dans les Upanishads.

Au moment de la mort physique ou du passage à une densité plus légère, le Purusha est perceptible dans la vibration de Shakti. C’est un moment de transsubstantiation, une opération de l’esprit informé par la sensation.

 

Lettres ( Lizelle Reymond)

 

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Si vous sentez le poids de la solitude, c’est que vous ne savez pas encore qui vous êtes. C’est que vous dépendez encore des gens et des choses qui vous entourent. Le jour où vous ferez vraiment connaissance avec vous-même, vous deviendrez très impersonnelle

La seule chose qui peut vous être dite, c’est qu’à ce moment-là, vous serez une force et une idée.

Votre arrière-plan est celui de la vie active. Pourquoi ne seriez- vous pas active ? N’imitez personne. Chacun obéit en cela à son destin. Mais vous connaissez le secret : en toute chose, appuyez-vous sur le Vide comme s’il s’agissait d’un coussin !

Enterrez vite l’épisode qui vous a dérouté. Le mieux est de rendre à la terre le plus vite possible ce qui devient lourd et gênant. Mais il faut le faire en toute conscience, car déposer un fardeau n’est pas le rejeter. La terre saura faire de ce dépôt un fertilisant qui sera fort utile. Elle transforme ainsi même des choses pourries et abjectes.

 

Page 235

L’homme grandit, un jour viendra où, conscient de ses propres responsabilités, il établira une vrai démocratie spirituelle et saluera son prochain en disant : » Frère ! » Il n’y aura ni maître, ni gourou ? La science, la logique, la démocratie sont des mouvements qui tendent vers ce but. Quand l’homme aura appris spirituellement à être libre de tout dogme, quand il aura appris à ne pas s’appuyer sur des béquilles et à se sentir responsable, l’esprit véridique l’habitera : pour lui le ciel et la terre seront une seule et même chose.

Dans l’esprit européen, il manque un trait perdu depuis deux mille ans – celui d’aimer la nature comme l’aime le païen, c’est-à-dire pour elle-même. Il y a dans ce trait l’un des plus grands secrets pour délivrer les entraves de l’âme. Cette tendance analytique dans l’âme européenne est quelque chose de très compréhensible, bien qu’on la considère comme allant à l’encontre de la spiritualité. La cause de cette tendance réside dans le dogme sémite qui enseigne que le monde est une chose créée et non Dieu Lui-même. L’idée que le monde et Dieu sont un est védique. L’Inde l’avait oubliée depuis le XIè siècle. Il a fallu que Rabindranath Tagore la redécouvrît, sans savoir qu‘elle faisait partie de son patrimoine.

 

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On peut vivre sans attachement partout où l’on est nécessaire. Cela peut avoir lieu où vous êtes, aussi bien qu’ici. Vivez comme un bâül : il arrive quelque part, il travaille de tout son cœur, et il plie bagage dès qu’il n’est plus nécessaire. Sa vie intérieure est son seul bien. S’il fait corps avec un groupe, il travaille avec le même entrain que s’il participait aux jeux d’enfants en récréation. Dès que les enfants montrent de la fatigue, ou n’ont tout simplement plus envie de jouer, il s’éloigne sans rien dire.

Si vous êtes assez audacieuse pour concevoir ce mouvement de vie, vous êtes du bon côté. Mais si vous pensez que vous avez quelque chose à faire, que vous êtes nécessaire, vous serez encore et toujours dévorée par la magie de Mâyâ. Cette règle joue dans toutes les circonstances de la vie.

 

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Allez de l’avant ! Faites toute chose comme si vous n’aviez rien à faire. Si je me trouve dans une situation embarrassante, je m’arrête de penser, et j’attends. La grande Nature n’agit pas autrement.

Il est bon de temps en temps de tout oublier, de faire le Vide en soi-même pendant toute une journée, alors les choses font irruption d’elles-mêmes, comme apportées par le courant de la vie. Il faut apprendre à flotter. Souvenez-vous qu’une rivière ne coule jamais à contre-courant.

C’est bon de savoir que lentement mais sûrement vous enfoncez vos racines dans le sol de votre pays. Un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre, les principes du sâmkhya sortiront l’Europe de ses rêveries et de ses cauchemars psycho-religieux.

 

Les bâüls du Bengale

 

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L’attitude spirituelle du bâül a trouvé au Bengale un terrain très favorablement préparé pour l’expansion des trois idées maîtresses de sa philosophie.

L’idée de Dieu-amour a reçu des apports de tous les adeptes du bhakti-yoga et des vaïshnavas pour lesquels Krishna est « celui qui vit dans le cœur ». L’idée d’un gourou qui soit un homme parfait, ayant atteint les buts les plus hauts tout en restant homme, est un apport direct de l’islam. En effet, dans l’hindouisme, le gourou est plus grand que tous les dieux, divin lui-même. Pour le bâül, le culte dû au gourou (guruvâda) plonge ses racines très profondément dans l’histoire ancienne du Bengale, qui connaissait ce culte bien avant l’apparition du bouddhisme, c’est-à-dire dans le culte des siddhas. Ce qu’il est advenus de nos jours de ce culte des siddhas, du bouddisme et de l’islam, est une harmonieuse composition transmuée, où les bâüls touchent l’Absolu par l’amour extatique. L’idée du corps comme temple de Dieu est un apport direct du culte natha qui est à la base du hatha-yoga. Les bâüls, en effet, connaissent une science parfaite du corps appelée dehatatva (qui n’est autre que la science de la kundalinî et des chacras des hatha-yogins) qu’hindous et musulmans pratiquent également.